Marc Sayous | Songes et formes

I -Somnambule dans la clarté du jour

C’était une plume en or, souple et rapide, répandant son fluide noir sans effort. Je ne voyais qu’elle, ondulant sur les syllabes et traçant sans encombre la matière de ma pensée.

De petits reflets miroitaient à sa pointe, au gré de la courbure des mots. Ma main droite donnait l’élan, les doigts ajustaient le tempo, mes yeux suivaient l’alliance des rondeurs à la ligne, mon esprit jouissait de cet envol où le geste rencontre la fièvre du sens par l’élégance du signe. Inscription sans rature, cette plume ductile traçait comme une proue le chemin que j’allais suivre : « ciseler les apparitions furtives dans la trame confuse des choses, modifier les angles de vue et la lumière, pour transfigurer le réel, le traduire, le sublimer : mon approche est là. Écrire en filigrane. Entre fiction romanesque, description présumée réaliste ou réflexion raffinée, je ne tranche pas et délaisse le choix d’un genre bien défini pour me placer en toute liberté dans l’espace libre du style. Je veux saisir des lueurs diaphanes, de celles qui attestent discrètement plus qu’elles ne prouvent, pour être à l’esquisse d’une peinture fragile, esthétique et personnelle qui prendra forme d’univers, mon poème moderne.

Filigrane 1 - expérience première : dépeindre la texture du songe ! L’intuition-météore enflamme encore le ciel de mes espoirs. L’attrait persiste, mon désir s’éclaire, l’hypothèse s’illumine : un récit peut-il se construire exclusivement sur la part de l’ombre, celle où règnent les rêves dissimulés, les chimères, les mirages, les illusions, les pertes d’attention, les songes éveillés, les actions imaginaires, les désirs, les fantasmes, les hallucinations, les délires et les cauchemars ? »

La plume se fixa. Concentré sur la pointe d’or, ma pensée continuait sa route : « Pour semer le récit sans perdre pied, il me faut une terre fertile. Ensoleillée comme une enfance au bord d‘un rivage radieux... associant personnes et personnages... sur des trajectoires complexes. Réaction immédiate, une cité maritime prend forme en moi... Infinie et blanche... Immense maquette d’architecte, terre d’utopie... Elle attend ses couleurs, magistral projet en carton plume. » Plume ! Je revins à ma page. Je réfléchis puis retrouvais le fil de l’encre. « Portrait d’une métropole en état de songes : esquisse d’une communauté de destins reliés par leurs rêves, lieu d’artifices où s’entrecroisent signes complexes et abstraits, matières ordonnées, techniques précises. Une métropole en état de songes : noyau expérimental et narcotique de toutes les illusions. En elle, tout s’efforce d’amener au triomphe de la raison humaine pour célébrer un être idéal gouvernant ses passions, ses émotions et ses pulsions en bonne entente, porté par une armada de congénères, suivant tant bien que mal cette extase de l’animalité contrôlée. En elle, le ballet des actifs répondant aux ordres, dans des décors qui semblent à jamais stables lors même qu’ils ne cessent de se modifier. En elle, véhicules, bateaux, trains, avions, vent, électricité sous tension, eaux brûlantes, gaz toxiques, humeurs aléatoires fluent et refluent accompagnés d’un cortège d’imprévisibles accidents et d’incroyables surprises. En elle, chaque être suit tranquillement le fil de ses illusions et jamais ne suppose que celles-ci pourraient tramer une histoire plus vaste ; milliers de somnambules en catalepsie, habités par une infinité de rapports idolâtres qui projettent en secret sur les choses les valeurs les plus fantasques au nom d’une prétendue rigueur. Là, en elle, tout ce qui s’effrite et s’efface sous l’effet de l’oxyde semble vouloir se transformer en valeurs stables, monumentales, répudiant l’éphémère sous la pierre, le métal et le verre. »

« Périlleuse difficulté sur le chemin de mon style : comment raconter cette cité en état de songes, par essence secrète, dont le souvenir fuit toutes les mémoires ? A peine vécue, déjà la ville illusoire se dissipe en autant de fragments provisoires qu’il fallut de cœurs battants pour la faire naître ? Comment la rendre visible contre cette destinée fatale, condamnée comme Troie au légendaire enfouissement ? Je l’ignore et sous ma plume dorée, c’est une flaque d’encre qui se répand et obscurcit maintenant la maquette blanche. La nuit prend le dessus et engloutit mon filigrane. Me voici chat de toutes les gouttières dont la silhouette obscure se détache sur le disque lunaire et qui contemple chaque fenêtre comme les chapitres possibles d’un furtif récit qu’il ne saurait encore écrire. »

© Marc Sayous