Marc Sayous | Songes et formes

Soit un homme soudain absorbé par la pénombre qui vient d’envahir l’espace visuel. Supposons qu’il ressente ce qui existait face à lui il y encore quelques secondes, prisonnier de l’encre noire jetée sur son souvenir.

Soit une femme aveugle à toute lumière. Supposons qu’elle soit capable de comprendre chaque relief qu'elle caresserait avec ses deux mains. 

Soit la rencontre de ces deux hypothèses. Supposons qu’ils aient tout de suite l’impression de se connaître malgré les conditions imposées par l’invisible. Il n'a pas vu sa silhouette dans son dos, elle ne l'a pas vraiment entendu mais ils s’accordent et se concertent par goût de l’harmonie et de la situation. Lui se souvient pour elle et décrit ce qu’il perçoit. Elle lit pour lui et récite à voix haute ce qu’elle perçoit.

Il déclare qu’en face de leur deux corps se trouvait sept portes. Il avait aussi eu le temps de percevoir que ces portes se différenciait chacune par l’une des sept couleurs de l’arc-en-ciel.  Il dit : – La décomposition de la lumière ! Et sur chaque porte une typographie désignait un sens. Paradoxe : il avait perçu les couleurs du prisme mais pas le texte imprimé, ces mots qui étaient maintenant lettres mortes.

 – Mais non,dit-elle avec ironie en s'avançant, vous êtes trop assombri, voilà tout. Elle s'avançait jusqu'à toucher l’angle du mur côté gauche. Les mains se déplaçait. Lui percevait parfois le son du contact ou le frottement. Elle se décalait vers la droite. Il imaginait aussitôt la translation. 

 – Première porte dit-elle. Je lis : “Constellation 1- Extraction du matériau rare… Ils se rassemblaient, cohorte hypnotique, avides de distinguer ce qui ne se voit pas, ne se touche pas, impatients d’approcher ces choses imperceptibles qui restent à inventer, à décoder, à comprendre, ce qui est et n’est pas. Pour eux, le monde était une mine, un amas de filaments rares qu’ils voudraient extraire pour relier l’ensemble. Contre l’indéfini, ils faisaient le vœu permanent de tisser la dentelle du réel avec la matière malléable du mystère.”

– Un poème ? dit-il 

– On dirait. Mais sur une porte ce serait plutôt une fonction ou une énigme… 

Elle cherchait la poignée de la porte, la trouvait, hésitait mais ne l’ouvrait pas. Elle reprenait le déplacement mains sur la paroi.

– A un pas, la seconde porte. je m'en souviens.

– Vous avez bonne mémoire :  Constellations 2 - Créatures à l’épreuve de l’éphémère. Ils sondaient ce qui ne dure pas, s’effondre en poussière pour créer le grand festin de l’oubli et inciter aux plus folles idées des créatures à l’épreuve de l’éphémère.

– Toujours à un pas, troisième :  Reflets infinis des cœurs en mouvement. L’espace du sentiment, de l’amour des autres à l’amour de soi jusqu’à l’amour de Dieu. Une sorte de collection dévastée où errent les âmes perdues qui se cherchent.

Les autres perles rejoignirent le collier :

 – Quatrième :  Poétique des affamés. La faim n’a plus de limite lorsqu’elle croise la frustration et la privation. Désir et assouvissement finissent par s'y confondre au nom du besoin.

 – Cinquième :  Stratégies de l’élévation. Ici se trouvait la gravité, le haut, le bas et par extension toute volonté de pouvoir sur les choses… S’élever ou au contraire applatir sa vie ou celle des autres au rang de la superficie.

– Cinquième :  Sous le feu des artifices L’artefact et la technique au secours de natures si fragiles et périssables. La béquille règne ici en maître des songes pour atteindre la merveille.

– Sixième :  L’art de la fugue. Ici se cultive l’ailleurs, la brebis est échappée belle si elle n’est écharpée.

– Septième :  Extase du labyrinthe. De l'art de laisser le Minotaure dévorer ses propres songes et vous guider dans les plans tortueux qu'il refonde à chaque instant pour s'assurer que tout sera oublié. 

– Huitième :  Les illusions perdues. Tout est clair quand on sait que c'est la dernière porte.

Un homme soudain plongé dans la pénombre garde l’appétit de la lumière. Une femme habituée à l’ombre garde la curiosité des sens et du geste. Supposons qu’ils avancent, quelle porte  chacun choisiraient-ils ? Et s’ils passaient l'une de ces portes séparément que se deviendrait ce charme obscur de la perspective close ? 

Ils demeuraient un moment sans vouloir dire à l’autre l'objet de son choix. On entendit leur souffle, celui de la réflexion puis enfin ce long baiser laisser une traînée sonore dans l'absence de formes tangibles. S'en suivirent des froissements textiles et bien d’autres choses et quand le silence revint il ne fallut pas plus qu’une minute avant que la porte ne s’ouvre. Ou plutôt les portes. La lumière revint et brisa le prisme. L’iris se contracta et personne ne vit plus rien.     

 
 
 

Au plus intime, elle subit la haute pression dans le fluide. Elle file bras tendus dans son propre sang. Une flèche dans ses veines. Propulsée, oxygénée. Elle pense en songe. L’intériorité, le mystère. Elle s’imagine et sent toute sa chair irriguée, drainée, enrichie, régénérée. Rouge vif. Une couleur essentielle dans le rapide tumultueux. Transportée, elle ne cherche plus sa douleur. Elle se laisse aller dans ce corps impérieux qui la domine et rythme son temps, cette chose qu’elle est et qui subsiste selon sa force et son usure. Elle n’est plus bras, jambes, tête, pensées, digestion, fatigue. Elle est ce tempo qui fonctionne et s’organise, ce mouvement perpétuel de l’entretien de soi, ce liquide qui pulse et irradie la vie.Au plus intime, elle subit la haute pression dans le fluide. Elle file bras tendus dans son propre sang. Une flèche dans ses veines. Propulsée, oxygénée. Elle pense en songe. L’intériorité, le mystère. Elle s’imagine et sent toute sa chair irriguée, drainée, enrichie, régénérée. Rouge vif. Une couleur essentielle dans le rapide tumultueux. Transportée, elle ne cherche plus sa douleur. Elle se laisse aller dans ce corps impérieux qui la domine et rythme son temps, cette chose qu’elle est et qui subsiste selon sa force et son usure. Elle n’est plus bras, jambes, tête, pensées, digestion, fatigue. Elle est ce tempo qui fonctionne et s’organise, ce mouvement perpétuel de l’entretien de soi, ce liquide qui pulse et irradie la vie.Elle ressent le système où tous les points sont connectés par le même élan. Pas d’éléments singulier. Le haut fait le bas, le cerveau le pied. l’ensemble doit subsister. Le péril vient de la rupture de l’unité. Ici tout est lié. La carte est l’ensemble. Pas de chemin séparé.

Tête contre la vitre. Deux jours sans dormir c’est trop tôt.Elle entre dans le temps, se calme et marche au ralenti. Oui c’est ça ! Elle entre dans le temps et ce flux, enfin perçu pour lui-même apparaît enfin, c’est un couloir de verdure au fond d’un labyrinthe de fleurs où tout s’apaise dans le bruissement des feuilles qui vibrent à son passage. Rien ne le détourne. Ce temps-là précède l’évènement. ête contre la vitre. Deux jours sans dormir c’est trop tôt.Elle entre dans le temps, se calme et marche au ralenti. Oui c’est ça ! Elle entre dans le temps et ce flux, enfin perçu pour lui-même apparaît enfin, c’est un couloir de verdure au fond d’un labyrinthe de fleurs où tout s’apaise dans le bruissement des feuilles qui vibrent à son passage. Rien ne le détourne. Ce temps-là précède l’évènement. - Suis-je à l’intérieur du réel ? ou seulement à sa porte ?Elle ne sait d’où proviennent ces questions compulsives auxquelles elle ne trouvera jamais de réponse. Elle ressent juste un possible discernement qui fait suite à l’éveil. Il est vrai qu’elle est au service de la curiosité, trop souvent limité aux actes humains ! Elle œuvre seulement là où se produit la grande description, la liste raisonnée des mouvements, des déclarations, des gesticulations, le portrait permanent des intérêts particuliers, la grande fable collective toujours plus actuelle. Elle chasse l’instant là où se raffinent les mensonges, les décisions arbitraires et l’apparence d’un sens pour sauver les phénomènes, une pale vérité qui se découvre au gré de l’enquête patiente parmi les décombres des faussetés, par-delà la rumeur et le faux-semblant. - Non, je ne suis pas dans le réel. Loin de là. Je ne suis pas même sûr de savoir où il est. Et quand bien même je mourrai rapidement aurais-je même existé ?Elle décrit le monde à l’encre typographiée, sériée, reproduite, dupliquée, répliquée. Parfois elle le “microphonise”, le rend audible et conforme à la minute trente qu’on lui accorde pour dépeindre un environnement plus vrai que nature. Elle sait que c’est impossible mais elle avance avec courage dans le spasme des jours. Elle entend des paroles prononcées sans prudence ni réflexion, le débit permanent ne permet pas la distance. Alors l’impression fait pression. Chaque pas dans cette direction est comme le doigt qui presse la touche sur le clavier pour produire le rythme des jours. L’été s’approche, elle le désire. La première rosée sur l’herbe fraiche est déjà là. Elle lève la tête et voit dans le bleu céleste une pluie fine qui vient. Il fait si beau et cela présage l’arc-en-ciel. Dans chaque goutte, elle distingue des signes, des alphabets translucides qui tombent droits comme la chute des graves, inexorables et inflexibles. L’averse arrive  et liquéfiera dans un instant son âme trop sèche. - Je serai accidents ou catastrophes, ce torrent de trahisons, de déclarations ou d’invectives, peut-être même fleuve d’immondices, débris de statistiques. Je serai les naufragés du sens, les êtres perdus parmi les mots des autres. Je serai ces sujets fragiles qui désirent fermer les oreilles, ne plus entendre la cruauté maladive célébrée chaque jour et ses horreurs exhortées par la prière sacrée de l’actualité. Mais pour l’instant, je ne suis que cette terre aride qui attend la pluie.Elle songe sans même s’en rendre compte et fixe le ciel lumineux,  cette belle pluie qui ne le touche pas encore. Elle scintille dans la lumière naissante d’un jour superbe au matin parfumé.

L’adolescente a grimpé sur le réverbère. Elle domine l’avenue et contrôle du regard le flux des passants. Ses jambes croisées enserrent le pilonne et son buste léger se penche vers les rares personnes qui lui manifestent une vague attention. Elle leur tend un quotidien et effleure les têtes à sa portée. L’adolescente a grimpé sur le réverbère. Elle domine l’avenue et contrôle du regard le flux des passants. Ses jambes croisées enserrent le pilonne et son buste léger se penche vers les rares personnes qui lui manifestent une vague attention. Elle leur tend un quotidien et effleure les têtes à sa portée. « – Achetez l’Océan noir, le seul journal qui subsiste dans notre capitale aux lettres minuscules, achetez l’Océan noir, achetez le style qui vient à votre rencontre. Décrochez donc de vos drogues numériques, v’là le retour de l’impression, l’Océan noir, vite ! Achetez  l’Océan noir ! Imaginez la lumière du jour dans la profondeur de votre ennui. Mesdames et messieurs, page 4  une femme à barbe peut-elle être imberbe ? Quelle question ! Moi, je connais la réponse mais vous : vous l’ignorez encore. Page 8 : l’extraordinaire aventure d’un magicien devenu politique. Aura-t-il un tour de passe-passe pour changer le monde ou sera-t-il, une fois de plus, qu’un subterfuge ? Allez savoir. Et page 25 ! Lire dans la mémoire des songes, est-ce possible ? Brave gens, si vous n’aimez pas mon journal, Diable ! vous resterez toujours réalistes... ah ah ah ! C’te blague ! Achetez l’Océan noir ! »L’homme chauve dont elle a caressé le crane avec son journal proteste et ajoute qu’il est impossible de comprendre les songes. Escrocs ! Vous êtes des petits voleurs! Un autre jeune vendeur sur le trottoir d’en face vient à son secours : « – C’est parce vous dormez mon bon Monsieur! Vous dormez et vous ne le savez pas alors que moi je dors mais je sais que je rêve. Vous n’êtes que figurant, mon figurant. Révoltez vous si vous voulez ! mais vous n’y pouvez rien  du tout, vous m’appartenez et le seul moyen d’en sortir, c’est de m’acheter ce journal. C’est la taxe  Achetez l’Océan noir ! Le seul, l’unique, dont la vague vous transporte sur le trépas de vos songes Achetez l’Océan noir, le quotidien écrit à l’encre sympathique pour vous emporter au fond de votre dédale pour voir si par hasard il y existe un sens. » 

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