Marc Sayous | Songes et formes
En laboratoire actuellement. Texte en forge.
"Ombre en vous-même. Témoin secret de votre solitude. Minotaure solitaire. Gardien de votre incertitude et de votre crainte de vivre dans la permanence d'une métamorphose. Qui suis-je vraiment pour vous ?
Toute personne plongée dans le dédale commence par chercher. La sortie, naturellement. Plus rarement me chercher. Elle espère la ligne droite par les courbes du faux-semblant, devine la piste, anticipe une fin au problème. C'est inexorable. Quel piège ! N'y croyez pas. Ariane n'avait de fil que celui de ses pensées. Personne ne sort du labyrinthe. On ruse mais rien n'y fera.
Comme tous, vous m'imaginez bestial, animal légendaire au fond de l'architecture, monstre pétrifiant au cœur du monument inerte, force rugissante vous trompant pour vous contraindre à rester dans l'erreur. C'est pourtant vous ma prison, moi qui demeure au centre de vos chimères.
De tous vos chemins perdus qui se tissent et s'entrecroisent au gré de l'illusion, je connais le plan. Suis-je aussi la clef, la porte ou la serrure peut-être même l'ensemble ? Minotaure invisible qui maîtrise les parois changeante, l'architecture des songes, créature imaginaire qui compose et décompose les constellations faites de souvenirs et d'impressions. Tout paraîtra s'effacer lors même que rien ne peut s'oublier. Vous ne trouverez pas autre que moi dans votre dédale, personne qui ne sache lire le tracé des frontières variables, des formes de l'oubli, l'érosion naturelle de l'imaginaire incandescent au cœur de vos mirages. Pas même vous. Croire que je ne suis qu'animalité voilà l'erreur. Cette propension au simulacre vous guide, vous enchante et vous perdra. Mais c'est déjà plus fort que vous : vous oublierez tout y compris ce que je vous dis. La frayeur bestiale que vous projetterez en moi deviendra votre ! Et comme je vous préviens, je les préviens et à la fin tous se trompent.
Car nous allons ensemble au fond de cette solitude. Nous forgeons et reforgeons la mémoire de vos chemins perdus et je disperse encore et encore vos traces trop claire d'un souffle. Personne ne troublera ce qui s'est évanoui au plus profond de vos abîmes. Là reposent toutes les formes égarées et préservées et je m'en nourris. Je suis le minotaure, l'onirophage. Votre corps ne m'intéresse pas. Je suis le minotaure, qui vous transporte par mes miroirs multiples, sur les chemins infinies de votre chambre obscure dont vous ne sortirez jamais par la lumière. Il faut bien que je mange. Vous êtes ma cage. Nous partagerons toujours le même destin, les mêmes barreaux."
Il écoute. Corps brisé, peau givrée, sur le trottoir. Son oreille collée sur le béton absorbe les pas, les roues, les voix. Il croit percevoir le sous-sol qui l’absorbera bientôt. La seule richesse qui lui reste est son enfance. Il n’entend plus clairement la ville dont il n’est que rejet. Il sent la fraîcheur du matin qui déglace ses douleurs. Il redoute le moment de sa mort. Proche, ça ne fait aucun doute. Peut-être aujourd’hui. Il n’ouvre pas les yeux sur cette perspective. Il ne veut pas se lever. Il ne peut pas. Sa seule richesse qui demeure est une image. Un concentré de plaisir. C’est une chambre d’enfant dans laquelle il réside. Elle tient la poignée de la porte, éteint la lumière et tout disparaît pour donner place au sommeil. Son parfum flotte encore dans l’air, parfum d’une mère esseulée qui part là-bas, dans le monde infini de l’adulte qui sait et protège. Il entend les dialogues d’un film en romance. Lentement, apparat dans les hauteurs nimbées de la chambre, cette petite sculpture posée sur ce qui fut une étagère au temps de la lumière. Une forme minuscule entre jaune et vert, une lueur intérieure qui prend la place de l’absence maternelle, bras tendus vers lui. Elle est sensation tangible de l’amour, cette mère en plastique d’un pauvre Christ perdu dans son mystère d’abandon. Pas de sang, pas de larmes. Seule cette phosphorescence qui permet au sommeil de venir pour apaiser le gouffre de la nuit. Il revoit cette apparition, le temps de s’effondrer, protégé par ses bras qui ouvraient autrefois l’empire des possibles.
I -Somnambule dans la clarté du jour
Quelques feuilles blanches étaient centrées sur la grande table ovale, placée devant une baie vitrée où la Méditerranée se donnait en spectacle au gré de fines variations. Le Mistral nettoyait le paysage depuis deux jours et les fenêtres de bois craquaient comme un navire antique. Seul dans cette pièce où, huit ans auparavant, ma mère s’était éteinte, j’avais l’espoir de ciseler ici les prémices d’une littérature lyrique et stylisée. Je m’en sentais capable et mon esprit était parfaitement rompu à l’exercice qui consiste à imaginer ce que pourrait être ma littérature à la condition de trouver une approche vraiment personnelle qui en vaille la peine. Je cherchais incessamment, j’imaginais en boucle, je divaguais souvent sans jamais renoncer à l’avènement d’une découverte. Je crois même que je préférais cet exercice à la sobriété austère de l’écriture, tant il est stimulant et délicieusement infini.
J’avais au moins évité les écueils de l’ambition en me laissant glisser sur cette dérive poétique : aucun simulacre d’œuvre à mettre à mon actif, pas la moindre tentative de récit copié sur un modèle standard digne de recevoir les louanges médiatiques. Non ! je n’avais rien publié et ne m’en portais pas si mal. En risquant ce silence, j’avais apprivoisé tout empressement et il en serait ainsi tant que je ne trouverai pas de quoi nourrir pleinement mon appétit pour l’innovation. Après avoir dompté mon inspiration capricieuse, je me disséminais sans excellence vers d’autres arts, multipliant les projets inachevés et me laissais déborder enfin par mes activités professionnelles. Une manière sûre d’exercer ma patience. Mais, là, sur la table familiale, je ne pouvais feindre d’ignorer que depuis l’enfance, la souplesse du langage m’animait et je mesurais combien ce que tissent les mots en secret se nouait malgré moi.
Transporté par l’azur parfait de ce ciel lumineux et glacé soulignant un paysage révélé par le vent, j’inscrivais sur la feuille blanche cette pensée qui me traversa telle une météore. « Imagine ! dépeindre la texture du songe, de l’illusion, de la rêverie éveillée et autres phénomènes oniriques. C’est un territoire infini, ultime continent, où s’embrase toutes les chimères des êtres vivants. Soufflet continuel dans cette forge brûlante, l’esprit se répand comme un cyclone dévastateur qui pulvérise les repères stables. Tes pensées se font légères comme l’air emporté ici et là. Détachée des contraintes de l’objet, la figure libre fait enfin force de loi. Oui, imagine cette texture du songe et le poème moderne s’éveillera. » L’encre à peine sèche, je pressentis l’attraction du paragraphe sans me douter que je reviendrai vers lui, des années durant, ne pouvant le délaisser. Là, toute mon attention était en orbite, satellisée par la force d’une intuition, ma nouvelle planète.
© Marc Sayous
A s’endormir à la légère,
Au bruit des sources, sous le ciel,
Rêvant au rythme planétaire,
On plonge, gisant, dans la terre
Et si jamais rêve au réel
Révéla secret ou mystère
C’est en dormant au bruit des eaux
Et du vent fermant ses ciseaux.
A s’endormir à la légère,
Sur la Terre, dans quel fouillis,
Terriens, sombrez-vous ? La fougère
S’écroule en paniers de lingère
Dans une armoire de taillis
Brodés de soie où s’exagère
La lumière, hors du manteau
De ta chair, nymphe Calixto.
Hors du manteau, la lumière
De ta chair, nymphe Calixto,
En pleine étoile se libère du clair de jour et nous éclaire
Tard, ou suivant la saison, tôt.
Mais qu’importe si l’on préfère
Jailli du manteau de ta chair,
Ton cœur lui-même sombre et clair.
Robert Desnos
I -Somnambule dans la clarté du jour
Le fichier Métropole 08 tournait sur le dictaphone argenté, posé à plat sur mon bureau. Je reconnus le son du gravier, foulé d’un pas lent, sur le chemin du cimetière. « Je ne trouve pas... j’évite pour l’instant. » La marche modifiait ma voix, légèrement tremblante. « J’évite seulement d’écrire n’importe quoi... un roman par exemple... Pourquoi faire ?... Tout semble si droit, reproductible à l’infini, avec ces textes compulsifs alignés sur des kilomètres d’étagères rectilignes et ces lecteurs distraits qui passent le temps... Non, non et non... Ma ligne de conduite désire le virage. Je ne veux plus voir cet horizon constant et son morne “point de fuite”. » Un petit rire moqueur puis des frottements désordonnés précédèrent la mise sur pause.
Interruption sonore, trois secondes.
Reprise. L’atmosphère reposait maintenant sur le silence. La pièce semblait étroite, sans réverbération, donnant présence à la moindre empreinte sonore : le tabouret en bois aux pieds instables, le froissement infime des vêtements et même la respiration calme et contrôlée. Comme un signal de départ imprévu, le refroidissement du frigidaire s’enclencha, lançant sa vibration polyphonique légère : un bourdon grave et régulier doublé à l’octave d’une ondulation douce, parsemée de quelques tremblements légers de la bonbonne de gaz. Je cessais d’espérer le silence et, après un rapide raclement de gorge, me lançais d’une voix posée, très grave. Une lecture rythmée, mais neutre, sans apport d’expression ni intention marquée. « J’imagine parfois la beauté d’un genre littéraire délassé des habitudes et prêt à m’époustoufler d’une voie superbe à laquelle mon expérience n’aurait su m’exposer. J’espère une évolution radicale, une confrontation sidérante à la découverte, une différence confondante, la gifle magistrale de la liberté portée à la figure du style surveillée, l’apparition d’un élan brutal de l’écrivain griffant le réel d’une ardeur tranchante pour affirmer la voracité des mots et leur tracer un lit de douceur, une vie d’extase, un avenir à la page… J’ai soif, j’ai faim, je chasse l’obscur par la flèche de ce désir : trouver ma forme libre et sauvage, lâcher ma bride et me lancer avec ferveur vers ce qui reste à naître. Depuis trop longtemps, je piétine. Je me fais penser à un fauve en cage qui, d’aller en retour, nombre les pas de son ennui. »
Je soufflais profondément.
© Marc Sayous