Marc Sayous | Songes et formes

THALIA HÉLIADORA, 36 ANS, VIOLONCELLISTE

→ ZONE URBAINE : 172, rue de la Misère, quartier du parc Baudelaire, 22° C ∴   Plein soleil
→ ACTIONS  :  Marche dans la rue jusqu’au n°105 puis attend le bus.
→ ÉTAT SENSORIEL :    ∴ Température 37,3°  Petites douleurs articulaires
     Entend le bruit de ses pas, le chant des oiseaux qui s’éveillent dans le parc à droite de la rue. 

     Perçoit confusément l’odeur de l’herbe
 humide

ÉTAT  ONIRIQUE :  rêve éveillé en forme d'absence lyrique 

Sur le fil des structures, à la lisière des volumes, au bord de l’usage des choses, elle resta paré des atouts de la vigilance que l’on s’efforce de porter au monde des solides, désemparé de n’en percevoir qu’un fragment minuscule. Les objets quotidiens étaient en place, les mouvements prévisibles, aucun obstacle ne sollicitait son attention. Elle marchait d’un pas vif dans cette rue où se jouait une nouvelle fois, avec la constance d’une mécanique céleste, l’harm0onie des petites habitudes. Chaque mètre parcouru offrait à son esprit la liberté de s’abandonner à sa passion pour la dérive. Elle flottait déjà sur son océan d’incertitudes au gré d’un courant plus profond. Qu’importe qu’elle fut en retard puisque ce courant l’arrachait à toute condition. Il l’aspirait délicieusement là où la contrainte se dilue, encre turquoise en expansion dans une eau claire. Elle ne maintiendrait bientôt en veille qu’un souvenir ouaté de la surface des choses. Automate face au réel, son cortex libéré tissait maintenant le fil du songe avec l’habileté propre aux arts maîtrisés. Elle s’accrocha à ce fil pour plonger au plus profond et s’ensevelir dans les jardins discrets où s’enracine la personnalité en toutes saisons, parmi la rose rare, les feuilles mortes et les herbes folles.Obligations confuses, perceptions désordonnées, impressions vécues, fragments de sens, chimères hybrides, intuitions éphémères, cicatrices émotives, désirs insatisfaits, toute la constellation de l’intime s’agitait en elle, disposait sa nouvelle conjonction et l’invitait à la projection. C’était une lueur fine qui prenait naissance pour dépeindre un monde possible. Sa délicatesse transparaissait avec la douceur subtile d’un filigrane lorsqu’il vient à la lumière et atteste l’authenticité originale. Se souviendrait-elle de s’être arrêtée devant l’abribus, les yeux dans le vague, orientés là-bas, vers la chaussée ?Cette lueur nouvelle en elle se confondait avec le rayon solaire enflammant son visage, première volupté de l’été. Sur un fond de blancheur persistante dans ses rétines éblouis, une poudre d’or s’effritait. Rue, parc, véhicules, piétons n’avaient pas d’existence, seule cette poudre luminescente scintillait. Les poussières aurifères se métamorphosaient en teintes infinies. Vert absinthe, indigo, pourpre, acajou, aigue-marine, safrané, zinzolin, passe-velours, incarnat, aile de corbeau, sang de bœuf, blond vénitien, rouge vermillon, vert Véronèse, bleu de Klein, miel et mimosa. Le nuancier universel s’effondrait en particules légères. Elle frissonna, pressentant qu’il y avait là tous les pigments de la Terre qui se décollait du réel, pulvérisé sous le choc d’un simple rayon solaire, une avalanche du visible dont il ne resterait bientôt que cette aveuglante blancheur et ferait d’elle une sorte d’Œdipe meurtri sans faute ni énigme. Mais la poussière chromatique convergeait lentement vers elle, attirée par sa chair déjà recouverte par ce mélange poudreux, léguant son corps comme une offrande à la peinture. Elle était en suspension, une sorte d’apesanteur dans ce vide lumineux. Elle bougea l’index et toutes les poussières en un ensemble remuèrent pour la repeindre à nouveau. Haut, bas, droite, gauche ne dépendaient donc que d’elle, seule et sans contrainte, drapée par toutes les nuances visibles qui venaient à elle pour la faire vivre.Elle bougea à nouveau le doigt, et le bus s’arrêta. Elle laissa passer une vieille femme, reprit ses esprits et monta dans le véhicule.
 

 

NOÉMIE CHAGALE, 75 ANS, ARTISTE GRAVEUR

→ ZONE URBAINE : Hôpital de la Charité chambre n°44   22° C ∴    Ombragée
→ ACTIONS  : Sous perfusion,dans son lit
→ ÉTAT SENSORIEL :    ∴ Température 37,3°  Température : 38,8° Corps insensible sous l’effet des dérivé smorphiniques.
ÉTAT  ONIRIQUE :  Seule dans ce nouveau matin qui sera le dernier,elle a l’impressionde flotter dans l’air en parlant à sa petite fille qui n’est pourtant pas là 

Flux onirique discret 

Cela n’arrive que tous les dix ans. Oui, tous les dix ans ! Un phénomène rare. J’ai déjà 75 ans et pourtant je suis encore novice. Et toi tu ne les as jamais vu. Alors bientôt nous irons ensemble au pied de ces grands arbres, ma jolie, et je peux te l’assurer : ce sera un beau moment. Les personnes afflueront, pendant trois jours et trois nuits au coeur de la ville, vers la place des trois arbres. Certains disent que la cité s’est construite autour d’eux, qu’ils auraient plus de mille ans. C’est sûrement faux mais pourtant j’aime bien le croire. Ils seront là, immenses, au centre de la place. Le mois de mai les couvrent toujours de feuilles très vertes et rien de plus si ce n’est l’imposante présence des oiseaux qui trouvent refuge dans la richesse offerte des branchages. Mais cette fois ce sera la belle année des sentiments enflammés, les trois arbres se couvriront de fleurs rouges aux mille pétales charnus. Trois jours. Trois nuits. Les habitants viendront poser leurs souhaits aux racines des arbres. Chaque nuit, ils ajouteront une petite bougie.n’arrive que tous les dix ans. Oui, tous les dix ans ! Un phénomène rare. J’ai déjà 75 ans et pourtant je suis encore novice. Et toi tu ne les as jamais vu. Alors bientôt nous irons ensemble au pied de ces grands arbres, ma jolie, et je peux te l’assurer : ce sera un beau moment. Les personnes afflueront, pendant trois jours et trois nuits au coeur de la ville, vers la place des trois arbres. Certains disent que la cité s’est construite autour d’eux, qu’ils auraient plus de mille ans. C’est sûrement faux mais pourtant j’aime bien le croire. Ils seront là, immenses, au centre de la place. Le mois de mai les couvrent toujours de feuilles très vertes et rien de plus si ce n’est l’imposante présence des oiseaux qui trouvent refuge dans la richesse offerte des branchages. Mais cette fois ce sera la belle année des sentiments enflammés, les trois arbres se couvriront de fleurs rouges aux mille pétales charnus. Trois jours. Trois nuits. Les habitants viendront poser leurs souhaits aux racines des arbres. Chaque nuit, ils ajouteront une petite bougie.Au troisième jour, le vent se lèvera. Tu peux en être certaine. Un souffle sans violence venu d’on ne sait où. Les pétales rouges s’envoleront, transportés peu à peu dans l’air tiède au gré des rues et des croisements. Ils se répandront comme le fluide s’infiltre dans les veines etles artères. Nous essaierons d’en attraper. Au contact de ta petite main, sur chaque pétale tu découvriras une lettre noire. Tu ne seras pas la seule à t’emmerveiller du phénomène. Certains verront un présage dans cette simple lettre, d’autres chercheront un sens, un symbole. La plupart essaiera de composer une phrase. Place des trois arbres, l’origine mystérieuse des langues que l’on porte malgré soi se trouvera provisoirement résolue et Babel ne sera plus qu’un mythe.

Les rues de la ville se transformeront peu à peu dans ce flux de lettres noires sur fond rouge. Je ne connais pas de sensation plus agréable que ces pétales qui glissent sans force sur le visage du promeneur et parfois s’y attachent.Les rues de la ville se transformeront peu à peu dans ce flux de lettres noires sur fond rouge. Je ne connais pas de sensation plus agréable que ces pétales qui glissent sans force sur le visage du promeneur et parfois s’y attachent.Ce vent hémorragique se calmera enfin, comme ça, sans prévenir et sans raison. Chaque pétale tombée au sol deviendra plus transparent, insignifiant. Une nouvelle décennie commencera.Peut-être penseras-tu à moi quand je ne serai plus avec toi le jour des grands arbres ? Peut-être croiras-tu que c’est moi qui revient près de toi pour te souffler des mots par-delà les barrières du temps et célébrer la beauté de l’existence dans le miroir des apparences. Et de fait, ce sera plus que raison.

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